Petits métiers d’autrefois

Par EUGÈNE ERDÕS

UN DES HÉROS de roman les plus curieux de la littérature hongroise, le Sinbad de Jules Krudy, qui dans les œuvres savoureuses de cet écrivain s’est peu à peu transformé d’Oriental qu’il était à l’origine en Magyar, et même en Occidental, s’écrie quelque part en soupirant: «J’étais né pour être un ciergier et non pas un aventurier». Cet énigmatique personnage pense avec une nostalgie éternelle aux ciergières, ces vieilles demoiselles qui, seules sur leurs énormes chariots, grands comme des greniers, couverts de jonc et sentant la cire et le pain d’épice, chargés de grosses caisses ferrées, roulent en des villes lointaines et hantent les foires de province. Seules, toujours seules, elles parcourent des provinces entières; si elles font le ménage, ce n’est certes pas pour les beaux yeux d’un mari; la nuit, quelquefois, elles s’éveillent en sursaut en entendant les villageois crier au feu et accourent en toute hâte; qui sait, «peut-être réus­siront-elles à adopter un enfant».

Non seulement les ciergières, mais toute une série de petits artisans: pain- dépiciers, ferblantiers, cabaretiers, horlogers, dinandiers, marchands de bretzels, etc. menaient jadis à Bude une existence bucolique. C’était l’idylle bourgeoise de la vie, peut-être un peu déformée et à l’envers, mais idylle quand même. Seulement, ces ruelles de Bude, tortueuses et étroites, avec leurs petits cabarets à coucous et à grandes cours et leurs vieilles boutiques, nagent dans une atmo­sphère viennoise. Tout ce petit peuple, le plus bourgeois du monde après les Viennois, avait emprunté à ceux-ci leur genre de vie et un vrai romantisme philistin dont le charme a exercé une influence irrésistible sur le grand roman­tique hongrois qu’était Jules Krudy.

Mais on dirait qu’il n’est jamais venu à Debrecen. Là, pourtant, il aurait pu connaître une petite bourgeoisie par excellence hongroise et une foule de menues industries jaillies du sol magyar et pratiquées par des vieilles filles, des vieillards et des vieilles femmes, autant de saints Innocents.

Oui, ce nom est bien dû à ces petites vieilles ratatinées, offrant avec une simplicité ingénue leurs bretzels ou leurs pains d’épice et qu’une civilisa­tion technique standardisée condamne à une disparition rapide. C’étaient là les figures les plus authentiques de Debrecen, ville curieuse en elle-même, où les penchants commerciaux du peuple hongrois, parmi les avatars d’une histoire incertaine, à un point crucial du pays divisé en trois parties, ont pu malgré tout s’épanouir et créer une civilisation économique et commerciale dont le rayonne­ment s’étendait sur toute l’Europe. A partir de 1477, date où le roi Mathias transféra à Debrecen le droit d’arrêter les marchandises qui auparavant avait appartenu à Nagyvárad, le commerce international traversa Debrecen, qu’il vînt de Moscou pour aller à Rome ou de Constantinople pour aller à Breslau. A ses foires organisées tous les quinze jours, ces fameuses «multitudes de Debrecen», on voyait des Arabes en turban avec leur petit bazar aussi bien que des horlogers prussiens. D’autre part, quelques dynasties de commerçants de la ville, proprié­taires de milliers de bœufs, étaient connues jusqu’à Hambourg et plus loin encore.

D’ailleurs ce ne sont pas ces marchands de bestiaux dont nous entendons nous occuper, bien que leur profession et leur genre de vie plongent leurs racines également dans un monde encore non-capitalisé, dans les traditions mi-paysannes, mi-bourgeoises de la petite noblesse magyare. Nous ne parlerons pas non plus des petites industries sorties organiquement de cet élevage et mettant en valeur les matières premières locales, des artisans qui savaient faire avec tant de maîtrise de mœlleuses selles de maroquin, des peignes en os brillants, des fourrures splen­dides, des boutons noirs en passementerie, de lourdes houppelandes, des toques à plume de gerfaut d’un prix inestimable. A l’ombre d’une aisance bourgeoise, poussaient et même pullulaient un grand nombre de menues industries carac­téristiques, des «industries domestiques libres» et dont les artisans, pendant très longtemps, ne pensaient même pas à former une guilde ou une corporation; si quelques-uns d’entre eux finirent par le faire, c’est uniquement parce qu’ils avaient beaucoup à souffrir de la concurrence effrénée des bousilleurs.

Des recherches récentes nous permettent de jeter un coup d’œil sur ces ravissantes figures.

Derrière la silhouette amusante de la marchande de potirons cuits, on voit fourmiller toute la foule grouillante et bariolée de la foire de Debrecen avec ses étudiants gaillards, ses ouvriers affamés, ses apprentis farceurs. Le potiron cuit au four, fumant et tendre, chatouille également le palais de chacun d’eux. La marchande, non contente des attraits de sa marchandise, les attire elle-même par d’amusants boniments rimés:

Mon potiron est doux et tendre,
Epais et gros, venez en prendre!

Le niveau élevé de la «culture lactée» de l’ancien ménage debrecinois est attesté par les nombreux moules à caillebotte, emblème des marchandes de fromage de brebis de la ville et dont le musée local conserve de si curieux spéci­mens. Aux foires, elles avaient leur place à côté des marchandes de châtaignes d’eau. Mais les maquignons pansus, à la bourse garnie, arrivés devant l’étal des marchandes, choisissaient toujours les gros fromages de brebis, de cinq à six kilos chacun; sans y aller par quatre chemins, ils y enfonçaient leur couteau et se gorgaient de cette nourriture solide. Gare à la marchande voisine si elle se hasardait à leur offrir sa pauvre marchandise, les châtaignes d’eau ramassées dans les marais et dans les bras morts des fleuves; ils toisaient la petite vieille de leurs yeux exorbités et, sous leurs moustaches en pointe, grognaient: «Vous feriez mieux de surveiller les étudiants; ils vous chipent toute votre marchandise!» Les marchandes devaient s’estimer heureuses quand elles pouvaient s’en tirer à si bon compte — sans essuyer les sarcasmes de ces bourgeois joufflus. C’est qu’elles occupaient un degré bien bas dans toute cette hiérarchie. Les châtaignes d’eau ou mâcles, fruits farineux, n’étaient ramassées que par des veuves miséreuses qui les faisaient cuire pour les vendre et pour s’en nourrir elles-mêmes. En leur personne, un système économique primitif, celui du ramassage, cherchait à s’introduire ou à se maintenir parmi les formes de vie bien plus développées d’une société civilisée. Naturellement, les clients de ces braves vieilles se recrutaient également au bas de l’échelle sociale, parmi les pauvres et les enfants. Elles étaient surtout émouvantes à voir aux foires d’hiver où elles chauffaient leurs doigts gelés sur un pot rempli de charbons ardents qu’elles avaient apporté de chez elles et gardaient jalousement, figures éthérées et féeriques au milieu de ces bourgeois ventrus, à double menton, au nez rubicond et cuivré, tous munis de leur gourde et de leur pipe, et faisant partie bien solidement du monde réel et tangible.

Une autre industrie foraine et féminine était celle des rôtisseuses, ces com­mères bien taillées, «aussi larges que longues». Rôti pétillant, vin rouge, pain bien levé, clarinette criarde, contrebasse grognante, brigand qui danse, voilà les accessoires principaux de la foire de Debrecen. Il seyait de boire un coup à marché conclu autour du chaudron de la rôtisserie. On se rappelle les beaux vers de Jean Arany:

Un gai feu crépitant vous accueille à l’entrée,
Où des brigands danseurs font claquer leurs mains dures;
La graisse, la saucisse et le rôti grésillent,
Quelle douce musique aux ventres affamés!
Dans la tente et dehors un bon vin clair pétille,
Les cerveaux s’échauffant, les visages s’allument,
Puis ce sont des chansons et des éclats de rire,
Des injures, des cris, un joyeux brouhaha ...
Là, madame Judith, son couteau à la main,
Fait tomber des boudins dans un étang de graisse,
Sur la cocotte chaude elle se penche lasse,
Son menton touche aux seins, et ses seins à son ventre.
Sous la tente sa soeur, jeune femme joufflue,
Assise à une table, emmielle le bon vin.
Elle y met du piment, du poivre en abondance,
Puis le passe aux chalands dans des pots vernissés.
Tour autour, les clients, l’un debout, l’autre assis,
Lancent des quolibets peut-être un peu risqués.
Mais elle ne veut pas faire la mijaurée,
Car elle entend le jeu, tant qu’il n’est pas blessant.

Or, ces rôtisseries, où prenaient-elles les miches tendres et cet excellent apéritif qu’était le vin cuit ?

Jusqu’en 1750, Debrecen n’avait pas de boulangers au sens actuel du mot. De pauvres veuves ayant pour unique fortune leur longue expérience de ménagère faisaient les pains de Debrecen, grands comme une meule, en mêlant à la pâte, de leurs mains adroites, la fleur du houblon au parfum si doux, le levain fin et un peu de son, tout cela avec des mouvements au dynamisme calculé.

Qui se doute, en effet, que le pétrissage du pain est un des travaux les plus fatigants et que, si l’on ne calcule pas chacun de ses mouvements, on est épuisé avant d’avoir terminé sa miche? Qui connaît ce destin prolétarien forçant celle à qui il échoit, pendant toute une vie humaine, à chaque aube que Dieu fait, de son enfance jusqu’à sa vieillesse, de pétrir la nourriture ancestrale et essentielle, la première des choses que l’oraison dominicale demande au Tout-Puissant, afin que dans Debrecen, la «ville de la durée», la vie continue à durer, les mar­chands de bestiaux à faire leurs calculs, les commerçants à vendre leurs articles, le pasteur à prêcher sur la chaire séculaire, l’étudiant à «piocher» sous les arcades du vieux collège. Ce destin, dans cette vieille cité de l’opulence bourgeoise, a contraint des fillettes aux bras faibles, des jeunes femmes aux muscles d’acier et de petites vieilles aux mains tremblantes, à saluer l’aube rose par des pains fumants et craquants.

Que nous sommes loin de la grâce hellénique, de la spiritualité olympienne, de l’allégresse nostalgique avec lesquelles les vierges vêtues de tuniques blanches saluaient l’aurore aux doigts de roses? Là, c’était la joie païenne de la vie, ici un travail calviniste et puritain; là, une insouciance planant au-dessus des jours, ici la règle sévère de l’épargne, de la morale protestante et peut-être même d’un capitalisme prématuré, la lutte des individus pour la vie au sein d’une société déchirée par l’antithèse des riches et des pauvres!

Elle est bien sortie de la Bible, cette vieille femme qui, ayant derrière elle soixante ans et vingt mille aubes où elle a pu saluer le soleil levant par le pain cher au bon Dieu, est en train de pétrir, peut-être précisément pour la vingt millième fois... Elle pétrit la pâte précieuse et le rythme bien connu du travail pousse pour ainsi dire automatiquement ses bras fatigués; sans cela, peut-être, le travail n’irait plus. Tout à coup, ses yeux se troublent et comme derrière un voile ils aperçoivent une image. Oui, c’est elle-même, mais âgée de quinze ans, à son premier pétrissage, la grande épreuve; elle ne fait que pétrir, sans repos, sans répit, tant qu’enfin elle retrouve les neuf grains de blé dans la pâte ... C’est qu’elle n’aura pas passé avec succès le grand examen de sa vie tant que les neuf petits grains ne seront pas là sur la table.

Dieu merci, elle a fini par retrouver jusqu’au neuvième... et la vieille femme, lentement, se laisse choir sur son pétrin, pour ne jamais plus faire de pain dans ce monde ... C’est ainsi que je m’imagine sa mort, si toutefois le Seigneur a voulu rester dans le style en appelant à lui une de ses chères porteuses de pain de Debrecen.

En dehors du pétrissage du pain, le gaufrage était un autre métier spéci­fiquement debrecenois.

On sait que la gaufrette est un gâteau d’origine hollandaise, un chef-d’œuvre délicat et presque aérien de l’art culinaire. On peut supposer qu’elle faisait les délices du grand Erasme qui, comme chacun sait, se nourrissait d’une manière très rationnelle, attribuait une grande importance au manger et fut l’un des premiers à préconiser une hygiène alimentaire. Il devait aimer ce gâteau léger, fait de fleur de farine, de sucre et d’œufs, car il était mince, transparent et flexible commes les pages de ses livres chéris, appétissant comme les beaux carac­tères de ses œuvres, corrigés avec tant de soin.

Les étudiants en théologie qui, en Hollande, avaient pris également en affection l’esprit et la cuisine de ce pays, durent rapporter la gaufrette à Debrecen en même temps que le protestantisme et ils la remplirent, comme ils firent de ce dernier, d’aromates et d’épices hongrois. La gaufrette de Debrecen contenait des prunes, du beurre, du miel, de la girofle et du poivre. La pâte liquide recevait sa forme entre deux plaques de métal chauffées à blanc. Ces plaques représen­taient en relief des festons, la figure du Christ crucifié, ou les armes de Debrecen. — Une intéressante habitude locale était la «distribution des gaufrettes» pen­dant l’avent de Noël. Le chantre, qui était en même temps l’instituteur, envoyait ses élèves préférés porter ces gâteaux fins à tous ceux à qui il voulait présenter ses hommages. Les citoyens objets d’un tel honneur savaient à quoi s’en tenir et se revanchaient par de lourds boisseaux de blé, ou même des florins; leurs épouses, de leur part, faisaient remettre à la femme de l’instituteur des lentilles, du pavot, des champignons séchés, de la farine, des pruneaux, après avoir dûment écouté les couplets des garçons distribuant la gaufrette:

Nous venons annoncer une brillante joie,
Car le petit Jésus d’une vierge est issu,
En Bethléem il fut couché dans une crèche,
Sitôt fut reconnu d’un bœuf et d’un baudet.
Nous venons souhaiter beaucoup d’autres Noëls,
Puissiez-vous célébrer la naissance du Christ,
Lui chanter à Noël tout comme aux autres fêtes,
Et lui chanter toujours avec le choeur des anges.
Que l’ange vienne ici descendre parmi vous,
Distribuer à vous la sainte paix du Christ.
Comme l’enfant Jésus se cache dans l’hostie,
Je vous porte une hostie et c’est cette gaufrette.
Car le petit Jésus s’y cache tout entier,
S’offrant en nourriture à qui veut s'en repaître,
Soit loué Jésus-Christ, notre Dieu et Seigneur.

Le père de famille, avec des gestes bibliques, découpait dans le gâteau sym­bolique la figure du Crucifié et l’accrochait à la maîtresse-poutre, dans l’espoir que la vie des siens serait meilleure si elle pouvait se dérouler sous ce symbole. On assiste ici à l’idéalisation, à la transformation religieuse d’un élément des occupations primitives ; il en est de même lorsque le chantre-instituteur, pour préparer l’hostie, se sert des grains restés après le triage effectué pour les semailles d’automne par les agriculteurs. Ainsi le germe superflu, qui ne pourrait servir le progrès de la végétation terrestre, se transfigure en un symbole de la vie d’outre-tombe, faisant entendre par sa signification profonde que la végétation terrestre n’est qu’une forme brute d’une existence plus riche, plus parfaite, plus riche en couleurs, supérieure à celle-ci; que ce qui rend supportable notre existence ici-bas, c’est précisément que la matière, celle de notre corps et de notre aliment, est digne d’être l’agent de cette transsubstantiation ...

Le métier des marchandes de vin cuit avait beaucoup moins de saveur biblique. Elles vendaient du vin cuit et de l’eau-de-vie et formaient presque une corporation. Un procès-verbal de la municipalité datant de 1669 fixe leur nombre, ce qui est, déjà, la preuve d’un certain esprit de corps les distinguant des autres vendeuses. Ces bonnes femmes étaient certainement osseuses et sèches, la main adroite, les yeux brillants, toutes en mouvements et en gestes pleins d’énergie. Les cabarets des faubourgs et du bois de la ville, où elles débitaient leur marchan­dise, ne pouvaient être que des bicoques couvertes de chaume, basses et petites. Près des lourdes tables de chêne, des bourgeois ou des bergers lampent leur vin, au son de chansons connues, comme par exemple celle-ci:

A la guinguette viennent des filles fameuses,
Les brigands y boivent en des chopines de cuivre,
Je m’en bats l’œil,
Je m’en irai à la guinguette, je me ferai moi-mème
Brigand.

Parmi un tel public, il fallait en effet des femmes qui n’avaient pas peur de leur ombre et tenaient les yeux bien ouverts. Ce qui, d’ailleurs, n’empêchait pas ces marchandes de vin d’avoir bon cœur et de faire volontiers crédit aux étudiants ou aux pauvres chantres et instituteurs ... On eût dit qu’elles aimaient les lettres et les sciences et regardaient les savants en herbe avec une indulgence souriante ...

Le métier propre et pur des paindépiciers, ces artisans passant toute leur vie en tablier blanc au milieu de pâtes parfumées, a exercé un charme irrésis­tible sur Jules Krudy, l’écrivain dont nous avons parlé au début de cet article, ce précurseur hongrois de Virginia Woolf et de Giraudoux. Ce qu’il aimait chez eux, c’était le cadre étroit et fixe de leur existence, leur modération dans la recherche du gain, le calme familier de leur foyer, bref tout ce qui lui faisait défaut à lui. Le Sauveur, si par hasard il était descendu une nouvelle fois sur terre, et qu’il eût choisi, au lieu des douces pentes de Bethléem, le désert de sable de Debrecen, aurait pu fort bien appeler parmi ses disciples — croyait Krudy — les maîtres paindépiciers qui figuraient dans ses romans. Ils l’auraient suivi sans hésitation, tout comme les pêcheurs qui quittèrent pour lui les filets pleins de poissons du Génésareth.

Pourtant, les pains d’épice rapportaient bien. C’était la marchandise la plus recherchée des foires de Debrecen et le conseil municipal, de temps en temps, en fixait le prix comme celui des objets de première nécessité. Ses formes sont des plus variées. Il y en a de ronds avec au milieu les armoiries de la Hongrie et la sainte couronne, entourées de branches de lauriers. D’autres ressemblent à une ruche entourée d’un essaim d’abeilles. Il y a des cœurs, ornés des armoiries de la Hongrie, ou d’un bouquet de giroflées, ou encore d’un couple d’amoureux jouant de la guitare, de colombes portant des billets doux, de mains entrelacées, d’un cadenas symbolique. Dans le dessin des bords dentelés et le tracé des motifs on trouvait et on trouve toujours beaucoup de fraîcheur et de sens artistique. C’est avec un soin minutieux qu’on exécute les pains d’épice représentant des hussards à cheval, sabre au clair, shako en tête, la pelisse sur les épaules, une belle couverture sur la selle. D’autres pains d’épice ont la forme d’une épée, la poignée en tête de bélier ou d’oiseau. Mais qui pourrait dire l’immense variété de ces formes? Tantôt ce sont des figures humaines: jeune femme, fiancée, nourrisson en maillot; tantôt des objets: pantoufle, gant, pipe, ciseaux, bottine; tantôt des animaux: coq, lapin, etc.: on dirait qu’ils sortent des doigts enjoués et légers d’un Créateur au génie aimable et ménager.

De nombreuses réminiscences littéraires entourent la figure d’une autre « Innocente », la faiseuse de choucroute, préparant sa spécialité en la foulant pendant les longues soirées d’automne, au son des bavardages vespéraux. C’étaient des vieilles savantes et douces qu’on faisait souvent venir jusque chez le préfet ou les dignitaires de l’Eglise pour y préparer la choucroute pour l’hiver. Au­jourd’hui, il n’en reste plus que quelques-unes. C’est tout juste si on en voit une ou deux au marché, à la pointe du jour, blotties près de leur petit tonneau de chêne, pauvres vieux oiseaux à l’aile déchirée.

C’était également en automne et même au début de l’hiver que paraissaient au coin des rues les marchandes de «maïs éclaté», friandise populaire du Debrecen de jadis. Il était impossible de s’imaginer une réunion quelconque sans du maïs éclaté ou cuit. L’épouse du brave citoyen debrecenois portait le maïs à son mari jusque dans le théâtre et pendant le récit tonitruant des acteurs, aux endroits les plus émouvants de la tragédie, ils le croquaient tous deux d’un fort bon appétit. Aux bals de l’artisanat, les femmes des patrons, toutes plus ou moins grosses et rondelettes, debout sur des banquettes, suivaient des yeux leurs demoiselles qui dansaient. Après le bal, les maîtres de danse avaient toutes les peines du monde à enlever du parquet les peaux de maïs. Le lendemain, à la foire des cordon­niers, en discutant entre elles les événements de la veille, les cordonnières ne cessaient de croquer du maïs, même lorsqu’elles servaient un client en lui expli­quant les mérites inimitables de leur marchandise.

Il est étonnant de voir combien ces sympathiques pauvres gens du vieux Debrecen: les porteuses de pain, les vendeuses de courges, les rôtisseuses, les paindépiciers, les marchandes de maïs, les faiseuses de choucroute vivaient contents de leur sort dans une belle sérénité. Les joies de la chair, le désir des divertisse­ments et de la société revêtaient dans leur âme une forme chrétienne et affinée.

Au moment de la cène ce ne sont pas seulement les dames de la haute bourgeoisie qui offrent le pain. Un grand nombre de ces pauvres femmes assaillent leurs pasteurs, les priant d’offrir aux ouailles, au moment de la communion, le corps brisé du Christ sous la forme des pains qu’elles pétrissent de leurs propres mains. Les pains cuits à cette sainte occasion par les porteuses de Debrecen sont en effet si savoureux, tendres, blancs et presque aériens qu’ils rappellent à bon droit le saint cadavre pâle et brisé, et disposent les cœurs à de pieux souvenirs. Quant au sang, les marchandes de vin cuit offrent à chaque occasion le meilleur des nectars cachés au fond des caves de la ville, en même temps amer comme l’hysope et la mort, mais doux comme la résurrection dorée du matin de Pâques, blond comme le Mont des Oliviers et éblouissant comme l’Ascension opaline et mystérieuse.

Un belle offrande est encore la préparation de la «pâte en colimaçon» au bénéfice de la paroisse. A la maison de l’un des «anciens» de l’église, les bien­faitrices se réunissent: ce sont les dames de la haute comme de la petite bour­geoisie, les femmes des pasteurs comme les marchandes de la foire. Le démocra­tisme de la réunion, ici, n’est pas seulement un principe, mais de la pratique. Autour de l’ancestral foyer en plein air, on assiste alors à une activité fébrile. Les coiffes élégantes et les simples fichus quittent bientôt les têtes et la seule marque d’aristocratie qui demeure, une couronne de cheveux blancs purs comme l’argent, ceint souvent le front de pauvres marchandes foraines, et leur confère, en même temps que les nombreuses expériences, les souffrances infinies et le travail incessant d’une longue vie, la dignité qu’avaient les matrones des réunions de l’Eglise primitive.

Quel spectacle inoubliable! Mais c’est surtout la «pâte en colimaçon», jaune comme l’œuf qu’on y met, quand avec des rouleaux en poirier parfumé on l’étire en longues feuilles transparentes comme l’hostie et qu’avec les vieux doigts parcheminés, aux mouvements experts et traditionnels, presque rituels, on la roule en forme d’escargot, sur la petite poterie, chef-d’œuvre de la cérami­que populaire de Debrecen, qui offre un spectacle presque symbolique. Pendant qu’on prépare la pâte, on cause, on bavarde; quand, par instants, la conversa­tion tombe, on entonne les psaumes antiques des calvinistes de Hongrie. Dans l’âme de la femme du maire comme dans celle de la marchande de pain, c’est l’âme de Mélius qui survit, celle du calvinisme hongrois, — dur, éprouvé et implacable, — en même temps que le profond amour des agapes chrétiennes, la charité qui ouvre les cœurs et les bourses, le sentiment du péril commun qui unit jadis les habitants des catacombes.

Puis, les colimaçons de pâte une fois pétris rejoignent le grenier pour sécher sur des nappes blanches, avant d’être distribués par les mains impartiales de l’Eglise. En attendant, la pâte sèche avec un bruit presque imperceptible dans le voisinage de jambons et de viandes fumées, de grands amas de blé et de maïs, mais aussi des incunables de la vieille imprimerie de Debrecen, des bibles, des psautiers, des Horace et des Pline. Loin de tout événement, du temps et de l’espace, la pâte fine des agapes chrétiennes sèche lentement parmi la richesse bourgeoise et les archives de la science, au dessous d’un firmament bleu.

 

(Nouvelle Revue de Hongrie, 1937. Tom 57. /juillet-décembre/ 35-42. p.)