Petits
métiers d’autrefois
UN DES HÉROS de roman
les plus curieux de la littérature hongroise, le Sinbad de Jules Krudy, qui
dans les œuvres savoureuses de cet écrivain s’est peu à peu
transformé d’Oriental qu’il était à l’origine en Magyar, et même
en Occidental, s’écrie quelque part en soupirant: «J’étais né pour être
un ciergier et non pas un aventurier». Cet énigmatique personnage pense avec
une nostalgie éternelle aux ciergières, ces vieilles demoiselles qui, seules
sur leurs énormes chariots, grands comme des greniers, couverts de jonc et
sentant la cire et le pain d’épice, chargés de grosses caisses ferrées, roulent
en des villes lointaines et hantent les foires de province. Seules, toujours
seules, elles parcourent des provinces entières; si elles font le
ménage, ce n’est certes pas pour les beaux yeux d’un mari; la nuit,
quelquefois, elles s’éveillent en sursaut en entendant les villageois crier au
feu et accourent en toute hâte; qui sait, «peut-être réussiront-elles
à adopter un enfant».
Non seulement les ciergières, mais toute
une série de petits artisans: pain- dépiciers, ferblantiers, cabaretiers,
horlogers, dinandiers, marchands de bretzels, etc. menaient jadis à Bude
une existence bucolique. C’était l’idylle bourgeoise de la vie, peut-être
un peu déformée et à l’envers, mais idylle quand même. Seulement,
ces ruelles de Bude, tortueuses et étroites, avec leurs petits cabarets
à coucous et à grandes cours et leurs vieilles boutiques, nagent dans
une atmosphère viennoise. Tout ce petit peuple, le plus bourgeois du
monde après les Viennois, avait emprunté à ceux-ci leur genre de
vie et un vrai romantisme philistin dont le charme a exercé une influence
irrésistible sur le grand romantique hongrois qu’était Jules Krudy.
Mais on dirait qu’il n’est jamais venu à
Debrecen. Là, pourtant, il aurait pu connaître une petite bourgeoisie
par excellence hongroise et une foule de menues industries jaillies du sol
magyar et pratiquées par des vieilles filles, des vieillards et des vieilles femmes,
autant de saints Innocents.
Oui, ce nom est bien dû à ces
petites vieilles ratatinées, offrant avec une simplicité ingénue leurs bretzels
ou leurs pains d’épice et qu’une civilisation technique standardisée condamne
à une disparition rapide. C’étaient là les figures les plus
authentiques de Debrecen, ville curieuse en elle-même, où les
penchants commerciaux du peuple hongrois, parmi les avatars d’une histoire
incertaine, à un point crucial du pays divisé en trois parties, ont pu
malgré tout s’épanouir et créer une civilisation économique et commerciale dont
le rayonnement s’étendait sur toute l’Europe. A partir de 1477, date où
le roi Mathias transféra à Debrecen le droit d’arrêter les
marchandises qui auparavant avait appartenu à Nagyvárad, le commerce international traversa
Debrecen, qu’il vînt de Moscou pour aller à Rome ou de Constantinople
pour aller à Breslau. A ses foires organisées tous les quinze jours, ces
fameuses «multitudes de Debrecen», on voyait des Arabes en turban avec leur
petit bazar aussi bien que des horlogers prussiens. D’autre part, quelques
dynasties de commerçants de la ville, propriétaires de milliers de bœufs,
étaient connues jusqu’à Hambourg et plus loin encore.
D’ailleurs ce ne sont pas ces marchands de
bestiaux dont nous entendons nous occuper, bien que leur profession et leur
genre de vie plongent leurs racines également dans un monde encore
non-capitalisé, dans les traditions mi-paysannes, mi-bourgeoises de la petite
noblesse magyare. Nous ne parlerons pas non plus des petites industries sorties
organiquement de cet élevage et mettant en valeur les matières
premières locales, des artisans qui savaient faire avec tant de maîtrise
de mœlleuses selles de maroquin, des peignes en os brillants, des fourrures
splendides, des boutons noirs en passementerie, de lourdes houppelandes, des
toques à plume de gerfaut d’un prix inestimable. A l’ombre d’une aisance
bourgeoise, poussaient et même pullulaient un grand nombre de menues
industries caractéristiques, des «industries domestiques libres» et dont les
artisans, pendant très longtemps, ne pensaient même pas à
former une guilde ou une corporation; si quelques-uns d’entre eux finirent par
le faire, c’est uniquement parce qu’ils avaient beaucoup à souffrir de
la concurrence effrénée des bousilleurs.
Des recherches récentes nous permettent de
jeter un coup d’œil sur ces ravissantes figures.
Derrière la silhouette amusante de la
marchande de potirons cuits, on voit fourmiller toute la foule grouillante et
bariolée de la foire de Debrecen avec ses étudiants gaillards, ses ouvriers
affamés, ses apprentis farceurs. Le potiron cuit au four, fumant et tendre,
chatouille également le palais de chacun d’eux. La marchande, non contente des
attraits de sa marchandise, les attire elle-même par d’amusants boniments
rimés:
Mon
potiron est doux et tendre,
Epais et gros, venez en prendre!
Le niveau élevé de la «culture lactée» de
l’ancien ménage debrecinois est attesté par les nombreux moules à
caillebotte, emblème des marchandes de fromage de brebis de la ville et
dont le musée local conserve de si curieux spécimens. Aux foires, elles
avaient leur place à côté des marchandes de châtaignes d’eau. Mais les
maquignons pansus, à la bourse garnie, arrivés devant l’étal des
marchandes, choisissaient toujours les gros fromages de brebis, de cinq
à six kilos chacun; sans y aller par quatre chemins, ils y enfonçaient
leur couteau et se gorgaient de cette nourriture solide. Gare à la
marchande voisine si elle se hasardait à leur offrir sa pauvre
marchandise, les châtaignes d’eau ramassées dans les marais et dans les bras
morts des fleuves; ils toisaient la petite vieille de leurs yeux exorbités et,
sous leurs moustaches en pointe, grognaient: «Vous feriez mieux de surveiller
les étudiants; ils vous chipent toute votre marchandise!» Les marchandes
devaient s’estimer heureuses quand elles pouvaient s’en tirer à si bon
compte — sans essuyer les sarcasmes de ces bourgeois joufflus. C’est qu’elles
occupaient un degré bien bas dans toute cette hiérarchie. Les châtaignes d’eau
ou mâcles, fruits farineux, n’étaient ramassées que par des veuves miséreuses
qui les faisaient cuire pour les vendre et pour s’en nourrir elles-mêmes.
En leur personne, un système économique primitif, celui du ramassage,
cherchait à s’introduire ou à se maintenir parmi les formes de
vie bien plus développées d’une société civilisée. Naturellement, les clients
de ces braves vieilles se recrutaient également au bas de l’échelle sociale,
parmi les pauvres et les enfants. Elles étaient surtout émouvantes à
voir aux foires d’hiver où elles chauffaient leurs doigts gelés sur un
pot rempli de charbons ardents qu’elles avaient apporté de chez elles et
gardaient jalousement, figures éthérées et féeriques au milieu de ces bourgeois
ventrus, à double menton, au nez rubicond et cuivré, tous munis de leur
gourde et de leur pipe, et faisant partie bien solidement du monde réel et
tangible.
Une autre industrie foraine et féminine était
celle des rôtisseuses, ces commères bien taillées, «aussi larges que
longues». Rôti pétillant, vin rouge, pain bien levé, clarinette criarde,
contrebasse grognante, brigand qui danse, voilà les accessoires
principaux de la foire de Debrecen. Il seyait de boire un coup à marché
conclu autour du chaudron de la rôtisserie. On se rappelle les beaux vers de
Jean Arany:
Un
gai feu crépitant vous accueille à l’entrée,
Où des brigands danseurs font claquer leurs mains dures;
La graisse, la saucisse et le rôti grésillent,
Quelle douce musique aux ventres affamés!
Dans la tente et dehors un bon vin clair pétille,
Les cerveaux s’échauffant, les visages s’allument,
Puis ce sont des chansons et des éclats de rire,
Des injures, des cris, un joyeux brouhaha ...
Là, madame Judith, son couteau à la main,
Fait tomber des boudins dans un étang de graisse,
Sur la cocotte chaude elle se penche lasse,
Son menton touche aux seins, et ses seins à son ventre.
Sous la tente sa soeur, jeune femme joufflue,
Assise à une table, emmielle le bon vin.
Elle y met du piment, du poivre en abondance,
Puis le passe aux chalands dans des pots vernissés.
Tour autour, les clients, l’un debout, l’autre assis,
Lancent des quolibets peut-être un peu risqués.
Mais elle ne veut pas faire la mijaurée,
Car elle entend le jeu, tant qu’il n’est pas blessant.
Or, ces rôtisseries, où prenaient-elles
les miches tendres et cet excellent apéritif qu’était le vin cuit ?
Jusqu’en 1750, Debrecen n’avait pas de
boulangers au sens actuel du mot. De pauvres veuves ayant pour unique fortune
leur longue expérience de ménagère faisaient les pains de Debrecen,
grands comme une meule, en mêlant à la pâte, de leurs mains
adroites, la fleur du houblon au parfum si doux, le levain fin et un peu de
son, tout cela avec des mouvements au dynamisme calculé.
Qui se doute, en effet, que le pétrissage du
pain est un des travaux les plus fatigants et que, si l’on ne calcule pas
chacun de ses mouvements, on est épuisé avant d’avoir terminé sa miche? Qui
connaît ce destin prolétarien forçant celle à qui il échoit, pendant
toute une vie humaine, à chaque aube que Dieu fait, de son enfance
jusqu’à sa vieillesse, de pétrir la nourriture ancestrale et
essentielle, la première des choses que l’oraison dominicale demande au
Tout-Puissant, afin que dans Debrecen, la «ville de la durée», la vie continue à
durer, les marchands de bestiaux à faire leurs calculs, les commerçants
à vendre leurs articles, le pasteur à prêcher sur la chaire
séculaire, l’étudiant à «piocher» sous les arcades du vieux
collège. Ce destin, dans cette vieille cité de l’opulence bourgeoise, a
contraint des fillettes aux bras faibles, des jeunes femmes aux muscles d’acier
et de petites vieilles aux mains tremblantes, à saluer l’aube rose par
des pains fumants et craquants.
Que nous sommes loin de la grâce hellénique, de
la spiritualité olympienne, de l’allégresse nostalgique avec lesquelles les
vierges vêtues de tuniques blanches saluaient l’aurore aux doigts de
roses? Là, c’était la joie païenne de la vie, ici un travail
calviniste et puritain; là, une insouciance planant au-dessus des jours,
ici la règle sévère de l’épargne, de la morale protestante et
peut-être même d’un capitalisme prématuré, la lutte des individus
pour la vie au sein d’une société déchirée par l’antithèse des riches et
des pauvres!
Elle est bien sortie de la Bible, cette vieille
femme qui, ayant derrière elle soixante ans et vingt mille aubes
où elle a pu saluer le soleil levant par le pain cher au bon Dieu, est
en train de pétrir, peut-être précisément pour la vingt millième
fois... Elle pétrit la pâte précieuse et le rythme bien connu du travail pousse
pour ainsi dire automatiquement ses bras fatigués; sans cela, peut-être,
le travail n’irait plus. Tout à coup, ses yeux se troublent et comme
derrière un voile ils aperçoivent une image. Oui, c’est elle-même,
mais âgée de quinze ans, à son premier pétrissage, la grande épreuve;
elle ne fait que pétrir, sans repos, sans répit, tant qu’enfin elle retrouve
les neuf grains de blé dans la pâte ... C’est qu’elle n’aura pas passé avec
succès le grand examen de sa vie tant que les neuf petits grains ne
seront pas là sur la table.
Dieu merci, elle a fini par retrouver jusqu’au
neuvième... et la vieille femme, lentement, se laisse choir sur son
pétrin, pour ne jamais plus faire de pain dans ce monde ... C’est ainsi que je
m’imagine sa mort, si toutefois le Seigneur a voulu rester dans le style en
appelant à lui une de ses chères porteuses de pain de Debrecen.
En dehors du pétrissage du pain, le gaufrage
était un autre métier spécifiquement debrecenois.
On sait que la gaufrette est un gâteau
d’origine hollandaise, un chef-d’œuvre délicat et presque aérien de l’art
culinaire. On peut supposer qu’elle faisait les délices du grand Erasme qui,
comme chacun sait, se nourrissait d’une manière très rationnelle,
attribuait une grande importance au manger et fut l’un des premiers à
préconiser une hygiène alimentaire. Il devait aimer ce gâteau léger,
fait de fleur de farine, de sucre et d’œufs, car il était mince,
transparent et flexible commes les pages de ses livres chéris, appétissant comme
les beaux caractères de ses œuvres, corrigés avec tant de soin.
Les étudiants en théologie qui, en Hollande,
avaient pris également en affection l’esprit et la cuisine de ce pays, durent
rapporter la gaufrette à Debrecen en même temps que le
protestantisme et ils la remplirent, comme ils firent de ce dernier, d’aromates
et d’épices hongrois. La gaufrette de Debrecen contenait des prunes, du beurre,
du miel, de la girofle et du poivre. La pâte liquide recevait sa forme entre
deux plaques de métal chauffées à blanc. Ces plaques représentaient en
relief des festons, la figure du Christ crucifié, ou les armes de Debrecen. —
Une intéressante habitude locale était la «distribution des gaufrettes» pendant
l’avent de Noël. Le chantre, qui était en même temps l’instituteur,
envoyait ses élèves préférés porter ces gâteaux fins à tous ceux
à qui il voulait présenter ses hommages. Les citoyens objets d’un tel
honneur savaient à quoi s’en tenir et se revanchaient par de lourds
boisseaux de blé, ou même des florins; leurs épouses, de leur part,
faisaient remettre à la femme de l’instituteur des lentilles, du pavot,
des champignons séchés, de la farine, des pruneaux, après avoir
dûment écouté les couplets des garçons distribuant la gaufrette:
Nous venons
annoncer une brillante joie,
Car le petit Jésus d’une vierge est issu,
En Bethléem il fut couché dans une crèche,
Sitôt fut reconnu d’un bœuf
et d’un baudet.
Nous venons souhaiter beaucoup d’autres Noëls,
Puissiez-vous célébrer la naissance du Christ,
Lui chanter à Noël tout comme aux autres fêtes,
Et lui chanter toujours avec le choeur des anges.
Que l’ange vienne ici descendre parmi vous,
Distribuer à vous la sainte paix du Christ.
Comme l’enfant Jésus se cache dans l’hostie,
Je vous porte une hostie et c’est cette gaufrette.
Car le petit Jésus s’y cache tout entier,
S’offrant en nourriture à qui veut s'en repaître,
Soit loué Jésus-Christ, notre Dieu et Seigneur.
Le père de famille, avec des gestes
bibliques, découpait dans le gâteau symbolique la figure du Crucifié et
l’accrochait à la maîtresse-poutre, dans l’espoir que la vie des siens
serait meilleure si elle pouvait se dérouler sous ce symbole. On assiste ici
à l’idéalisation, à la transformation religieuse d’un élément des
occupations primitives ; il en est de même lorsque le chantre-instituteur,
pour préparer l’hostie, se sert des grains restés après le triage
effectué pour les semailles d’automne par les agriculteurs. Ainsi le germe
superflu, qui ne pourrait servir le progrès de la végétation terrestre,
se transfigure en un symbole de la vie d’outre-tombe, faisant entendre par sa
signification profonde que la végétation terrestre n’est qu’une forme brute
d’une existence plus riche, plus parfaite, plus riche en couleurs, supérieure
à celle-ci; que ce qui rend supportable notre existence ici-bas, c’est
précisément que la matière, celle de notre corps et de notre aliment,
est digne d’être l’agent de cette transsubstantiation ...
Le métier des marchandes de vin cuit avait
beaucoup moins de saveur biblique. Elles vendaient du vin cuit et de l’eau-de-vie
et formaient presque une corporation. Un procès-verbal de la
municipalité datant de 1669 fixe leur nombre, ce qui est, déjà, la
preuve d’un certain esprit de corps les distinguant des autres vendeuses. Ces
bonnes femmes étaient certainement osseuses et sèches, la main adroite,
les yeux brillants, toutes en mouvements et en gestes pleins d’énergie. Les
cabarets des faubourgs et du bois de la ville, où elles débitaient leur
marchandise, ne pouvaient être que des bicoques couvertes de chaume, basses
et petites. Près des lourdes tables de chêne, des bourgeois ou des
bergers lampent leur vin, au son de chansons connues, comme par exemple
celle-ci:
A la guinguette viennent des filles
fameuses,
Les brigands
y boivent en des chopines de cuivre,
Je m’en bats
l’œil,
Je m’en irai
à la guinguette, je me ferai moi-mème
Brigand.
Parmi un tel public, il fallait en effet des
femmes qui n’avaient pas peur de leur ombre et tenaient les yeux bien ouverts.
Ce qui, d’ailleurs, n’empêchait pas ces marchandes de vin d’avoir bon
cœur et de faire volontiers crédit aux étudiants ou aux pauvres chantres
et instituteurs ... On eût dit qu’elles aimaient les lettres et les sciences
et regardaient les savants en herbe avec une indulgence souriante ...
Le métier propre et pur des paindépiciers, ces
artisans passant toute leur vie en tablier blanc au milieu de pâtes parfumées,
a exercé un charme irrésistible sur Jules Krudy, l’écrivain dont nous avons
parlé au début de cet article, ce précurseur hongrois de Virginia Woolf et de
Giraudoux. Ce qu’il aimait chez eux, c’était le cadre étroit et fixe de leur
existence, leur modération dans la recherche du gain, le calme familier de leur
foyer, bref tout ce qui lui faisait défaut à lui. Le Sauveur, si par
hasard il était descendu une nouvelle fois sur terre, et qu’il eût
choisi, au lieu des douces pentes de Bethléem, le désert de sable de Debrecen,
aurait pu fort bien appeler parmi ses disciples — croyait Krudy — les maîtres
paindépiciers qui figuraient dans ses romans. Ils l’auraient suivi sans
hésitation, tout comme les pêcheurs qui quittèrent pour lui les
filets pleins de poissons du Génésareth.
Pourtant, les pains d’épice rapportaient bien.
C’était la marchandise la plus recherchée des foires de Debrecen et le conseil
municipal, de temps en temps, en fixait le prix comme celui des objets de
première nécessité. Ses formes sont des plus variées. Il y en a de ronds
avec au milieu les armoiries de la Hongrie et la sainte couronne, entourées de
branches de lauriers. D’autres ressemblent à une ruche entourée d’un
essaim d’abeilles. Il y a des cœurs, ornés des armoiries de la Hongrie, ou
d’un bouquet de giroflées, ou encore d’un couple d’amoureux jouant de la guitare,
de colombes portant des billets doux, de mains entrelacées, d’un cadenas
symbolique. Dans le dessin des bords dentelés et le tracé des motifs on
trouvait et on trouve toujours beaucoup de fraîcheur et de sens artistique.
C’est avec un soin minutieux qu’on exécute les pains d’épice représentant des
hussards à cheval, sabre au clair, shako en tête, la pelisse sur
les épaules, une belle couverture sur la selle. D’autres pains d’épice ont la
forme d’une épée, la poignée en tête de bélier ou d’oiseau. Mais qui
pourrait dire l’immense variété de ces formes? Tantôt ce sont des figures
humaines: jeune femme, fiancée, nourrisson en maillot; tantôt des objets:
pantoufle, gant, pipe, ciseaux, bottine; tantôt des animaux: coq, lapin, etc.:
on dirait qu’ils sortent des doigts enjoués et légers d’un Créateur au génie
aimable et ménager.
De nombreuses réminiscences littéraires
entourent la figure d’une autre «
Innocente », la faiseuse de choucroute, préparant sa spécialité en la foulant
pendant les longues soirées d’automne, au son des bavardages vespéraux.
C’étaient des vieilles savantes et douces qu’on faisait souvent venir jusque
chez le préfet ou les dignitaires de l’Eglise pour y préparer la choucroute
pour l’hiver. Aujourd’hui, il n’en reste plus que quelques-unes. C’est tout
juste si on en voit une ou deux au marché, à la pointe du jour, blotties
près de leur petit tonneau de chêne, pauvres vieux oiseaux
à l’aile déchirée.
C’était également en automne et même au
début de l’hiver que paraissaient au
coin des rues les marchandes de «maïs
éclaté», friandise populaire du Debrecen de jadis. Il était impossible de
s’imaginer une réunion quelconque sans du maïs éclaté ou cuit. L’épouse du
brave citoyen debrecenois portait le maïs à son mari jusque dans le
théâtre et pendant le récit tonitruant des acteurs, aux endroits les plus
émouvants de la tragédie, ils le croquaient tous deux d’un fort bon appétit.
Aux bals de l’artisanat, les femmes des patrons, toutes plus ou moins grosses
et rondelettes, debout sur des banquettes, suivaient des yeux leurs demoiselles
qui dansaient. Après le bal, les maîtres de danse avaient toutes les
peines du monde à enlever du parquet les peaux de maïs. Le
lendemain, à la foire des cordonniers, en discutant entre elles les
événements de la veille, les cordonnières ne cessaient de croquer du
maïs, même lorsqu’elles servaient un client en lui expliquant les
mérites inimitables de leur marchandise.
Il est étonnant de voir combien ces
sympathiques pauvres gens du vieux Debrecen: les porteuses de pain, les
vendeuses de courges, les rôtisseuses, les paindépiciers, les marchandes de
maïs, les faiseuses de choucroute vivaient contents de leur sort dans une
belle sérénité. Les joies de la chair, le désir des divertissements et de la
société revêtaient dans leur âme une forme chrétienne et affinée.
Au moment de la cène ce ne sont pas
seulement les dames de la haute bourgeoisie qui offrent le pain. Un grand
nombre de ces pauvres femmes assaillent leurs pasteurs, les priant d’offrir aux
ouailles, au moment de la communion, le corps brisé du Christ sous la forme des
pains qu’elles pétrissent de leurs propres mains. Les pains cuits à
cette sainte occasion par les porteuses de Debrecen sont en effet si savoureux,
tendres, blancs et presque aériens qu’ils rappellent à bon droit le
saint cadavre pâle et brisé, et disposent les cœurs à de pieux
souvenirs. Quant au sang, les marchandes de vin cuit offrent à chaque
occasion le meilleur des nectars cachés au fond des caves de la ville, en
même temps amer comme l’hysope et la mort, mais doux comme la
résurrection dorée du matin de Pâques, blond comme le Mont des Oliviers et
éblouissant comme l’Ascension opaline et mystérieuse.
Un belle offrande est encore la préparation de
la «pâte en colimaçon» au bénéfice de la paroisse. A la maison de l’un des
«anciens» de l’église, les bienfaitrices se réunissent: ce sont les dames de
la haute comme de la petite bourgeoisie, les femmes des pasteurs comme les
marchandes de la foire. Le démocratisme de la réunion, ici, n’est pas seulement
un principe, mais de la pratique. Autour de l’ancestral foyer en plein air, on
assiste alors à une activité fébrile. Les coiffes élégantes et les
simples fichus quittent bientôt les têtes et la seule marque
d’aristocratie qui demeure, une couronne de cheveux blancs purs comme l’argent,
ceint souvent le front de pauvres marchandes foraines, et leur confère,
en même temps que les nombreuses expériences, les souffrances infinies et
le travail incessant d’une longue vie, la dignité qu’avaient les matrones des
réunions de l’Eglise primitive.
Quel spectacle inoubliable! Mais c’est surtout
la «pâte en colimaçon», jaune comme l’œuf qu’on y met, quand avec des
rouleaux en poirier parfumé on l’étire en longues feuilles transparentes comme
l’hostie et qu’avec les vieux doigts parcheminés, aux mouvements experts et
traditionnels, presque rituels, on la roule en forme d’escargot, sur la petite
poterie, chef-d’œuvre de la céramique populaire de Debrecen, qui offre un
spectacle presque symbolique. Pendant qu’on prépare la pâte, on cause, on
bavarde; quand, par instants, la conversation tombe, on entonne les psaumes
antiques des calvinistes de Hongrie. Dans l’âme de la femme du maire comme dans
celle de la marchande de pain, c’est l’âme de Mélius qui survit, celle du
calvinisme hongrois, — dur, éprouvé
et implacable, — en même temps que le
profond amour des agapes chrétiennes, la charité qui ouvre les cœurs et
les bourses, le sentiment du péril commun qui unit jadis les habitants des
catacombes.
Puis, les colimaçons de pâte une fois pétris
rejoignent le grenier pour sécher sur des nappes blanches, avant d’être
distribués par les mains impartiales de l’Eglise. En attendant, la pâte
sèche avec un bruit presque imperceptible dans le voisinage de jambons et
de viandes fumées, de grands amas de blé et de maïs, mais aussi des
incunables de la vieille imprimerie de Debrecen, des bibles, des psautiers, des
Horace et des Pline. Loin de tout événement, du temps et de l’espace, la pâte
fine des agapes chrétiennes sèche lentement parmi la richesse bourgeoise
et les archives de la science, au dessous d’un firmament bleu.
(Nouvelle Revue de Hongrie, 1937. Tom 57.
/juillet-décembre/ 35-42. p.)