JULES KRÚDY

 

par André Hevesi

 

Né en 1900, à Budapest, André Hevesi jut un des plus doués parmi les écrivains hongrois de l’entre-deux-guerres. Ses romans (Pluie de Paris, Irène) et ses essais ont révélé une personnalité originale, cultivée et sensible. En 1938, la terreur que faisaient régner les partis de droite le décida à émi­grer à Paris. Au commencement de la guerre, il s’engagea comme volontaire dans l’armée française; deux ans après il tomba au champ d’honneur.

 

BIEN QUE PRÉSENTÉ au public comme un génie primesautier, Jules Krúdy fut en réalité un maître consommé de l’art d’écrire, élevé dans le culte des lettres et sachant manier les styles les plus di vers. Peut-être n’avait-il pas des lectures très étendues; il n’en reste pas moins que son inspiration, sa prose frissonnante et ondoyante trouvaient leur nourriture dans les livres. A en croire ses propres aveux, il paraît avoir été un lecteur passionné de Dickens et de Tourgenyev; il mentionne souvent l’Anéguine de Pouchkine et renvoie une fois même aux nouvelles de Kleist. Je tiens pour probable qu’il ait lu E. T. A. Hoffmann, Durant son adolescence, il avait traversé des mois, voire des années d’exaltation parmi les livres; il avait goûté jusqu’à la satiété le charme secret des romans, l’ivresse d’une solitude peuplée de livres, la fièvre intérieure et les perspectives de plus en plus vastes que seuls les livres peuvent nous donner. De même qu’André Gide, qui, pendant toute sa vie, se croyait à la recherche de sa jeunesse, Krúdy se jetait à lia poursuite de ses lectures d’adoles­cence, voulant exprimer non ce qui était en elles, mais le rythme insaisissable, la pulsation miraculeuse d’une période étroitement liée à ces livres, le dégoût et la fatigue de jadis, ces moments d’excitation heureuse qui se répétaient tantôt machinalement, tantôt enveloppés d’une immobilité riche et incommunicable. Cet homme à qui son métier d’écrivain et sa passion pour la boisson donnaient si peu de loisirs pour vivre, se transportait volontiers dans ces retraites intimes qui étaient inséparables de ces lectures. L’oeuvre de Krúdy n’est rien d’autre que les confessions, riches en variantes de plus en plus amples, d’un lecteur de romans sur cette chaleur étrange que seuls les livres savent répandre, sur la lassitude, le spleen et la solitude indicibles qui s’emparent de vous, si vous vous êtes trop attardés â vos lectures, Cette oeuvre est un récit de voyage parsemé d’indications topographiques, une sorte de guide bleu consacré aux régions et aux monuments artistiques qui constituent autant de révélations de l’esprit romanesque. L’oeuvre de Krúdy est, si l’on veut, l’encyclopédie du 8 romanesque, où les motifs sont soigneusement classés et où l’on trouva par exemple, le paysage d’hiver, vu en plein air ou contemplé à travers les vitres, en évoquant (tantôt une rafale de neige considérée sous l’angle de la tragédie du roi Lear, tantôt les doux frissons d’un enfant accroupi au coin du poêle. Les rues et les édifices publics y Jouent un rôle tout particulier, La littérature que Krúdy préférait s’attachait aux vieilles maisons avec la curiosité archéologique du début du siècle passé et avec le frisson hérité des romans anglais hantés par des spectres. Chez Krúdy, le goût du romanesque, toujours à la recherche d’un décor digne des mille ramifications du sentiment de la vie, ne retrouvait que dans les vieilles rues et les vieilles demeures ce fluide mystérieux, cette impression si vivement souhaitée du „déjà-vu qui était seule capable de la ramener vers la vie, c’est-à-dire vers le monde enchanté des lectures d’adolescence. Krúdy n’admettait pas que des êtres humains pussent passer leur vie dans des maisons qui avaient moins de quatre-vingts ans. C’était sans doute un caprice, voire une manie, mais pour en découvrir le secret, on n’a qu’à se pencher sur le coeur de l’écrivain, coeur aux palpitations si romanes­ques. A coup sûr, le vue d’une avenue moderne et banale comme Rákóczi-út à Budapest, l’aurait profondément déconcerté; je ne crois pas qu’il l’ait jamais mentionnée dans les innombrables écrits qu’il a consacrés à la capitale hongroise. Pour lui, la limite du territoire digne d’observation paraît avoir longée la rue de Vácz; c’est la seule rue moderne qu’il ait daigné apercevoir. Par contre, son vrai do­maine de prédilection s’étendait sur la rive droite du Danube, embras­sant le vieux Tabán, le quartier dit Víziváros et les environs du Château Royal, En outre, il accordait une certaine attention aux zones périphériques de la ,,Cité, mais il s’obstinait à donner à la rue Kossuth sa vieille dénomination de „rue de Hatvan”, héritage du XIXe siècle. Il consacra des pages immortelles à l’Ile Marguerite où les ruines d’un cloître bâti à l’époque arpadienne, le chêne de Jean Arany, le grand poète épique, et le palais de l’archiduc Joseph avaient bien de quoi féconder son imagination. Evidemment, aux yeux de Krúdy, la vie restait indissolublement liée à ces vestiges du passé; il ne s’intéressait qu’aux hommes et aux objets entourés d’un halo mys­térieux. Cette affection étrange n’était pourtant pas un trait parti­culier de Krúdy; il est plus juste d’y voir un élément romantique qui, après avoir fait naître le roman historique, survit dans le clair-obscur d’une foi nébuleuse: celle-ci, à son tour, nous fait croire qu’à l’ombre des voûtes antiques les hommes sont plus heureux; la vie y semble plus profonde et plus intense que dans l’aridité des maisons modernes. L’analyse de ce thème nous mènerait bien loin, bien qu’elle ne promette pas grand’chose. Il suffit donc de dire que Krúdy avait hérité cette idée de ses lectures de jeunesse et que son inspiration si profondément livresque, fit naître en lui une nostalgie nourrie de ré­miniscences multiples. A certains égards ’les rapports de Krúdy avec Dickens et surtout les conteurs romantiques allemands sont ceux de Rostand avec Victor Hugo. La magie reste la même, mais elle devient plus visible, plus consciente et plus folle chez le disciple.

Comme la gravitation nous attire vers le centre de la terre, l’ima­gination de Krúdy tend à nous plonger dans le passé. Il ne s’agit pourtant pas d’un passé réel: l’image qu’il évoque est presque vide de détails, C’est plutôt un passé lyriques le foyer des sentiments de vie» le stimulant d’un goût passionné de la lecture. Pour lui, ce passé con­stitue la seule forme accessible de la vie, la seule réalité qui ne déçoive pas. Si, par hasard, il lui arrive de pénétrer dans le monde moderne, il essaie de s’y orienter grâce aux réminiscences d’un passé vaguement senti. Il n’hésite pas à dire de n’importe quelle femme qu’elle ressemble parfaitement aux illustrations des anciens journaux de modes de Pest et que les hommes lui rappellent „des gravures anciennes”. Les titres prétentieux et savamment composés de ses chapitres, semblent préluder à des actions fiévreuses, mais ailes demeurent inexistantes; de même que la chaise de poste rouge, décor impressionnant, mais parfaitement inutile, ce sont autant d’accessoires de ce style romantique. Krúdy ne s’intéresse pas aux hommes et à l’action, mais uniquement au charme qui se dégage de ses romans et qui en compose l’unité. C’est à une matière poétique inépuisable, un monde monotone, mais illimité et on n’est pas étonné de voir que Krúdy trouvait un plasir secret à en évoquer la magie à tant de reprises. Krúdy n’a pas composé une série d’ouvrages; la matière dont il se servait restait rebelle à l’ „oeuvre”. Ses personnages survivent aux aventures et aux péripéties qu’elles traversent: actrices ou journalistes de jadis, ils ne sont en réalité que des amateurs secrets de romans comme l’auteur lui-même. Ces personnes ne font que des promenades vagues et sentimentales: Krúdy a réussi le tour de force de peupler de telles figures rêveuses soixante ou soixante-dix volumes.

Ce que nous venons d’esquisser ne constitue que le squelette d’une oeuvre, dont l’auteur pourrait bien être un simple amateur ou un écrivain très médiocre. Krúdy doit sa grandeur à son style: aucun autre prosateur hongrois n’a manié les moyens d’expression avec tant de finesse. Il existe une charmante et étonnante disproportion entre le faible courant du récit proprement dit et le magnifique jet d’eau qui 10 en jaillit, grâce au miracle de la transfiguration poétique. J’ai beau­coup de comparaisons, mais pas grand’chose à comparer lisons -nous dans un auteur français plein d’amertume. Krúdy n’avait pas à se plaindre; s’il avait eu à dire davantage des hommes et de l’âme humaine, et qu’il eût été doué d’une imagination plus riche d’intrigues inédites, il n’eût pu accorder une si large place à l’origi­nalité de son expression. Chez Krúdy, l’essentiel, détrôné de sa place habituelle, se réfugia dans les accessoires de la mise-en-scène. Ce maniaque un peu ingénu, épris du fantôme du passé, n’avait qu’à lancer une comparaison pour qu’elle devînt moderne, parfaitement claire et réaliste. Seules les comparaisons nous révèlent les expériences et les réflexions de cette âme mélancolique qui contemple le monde comme à travers un voile de brume. Ce que l’esthétique routinière considère comme des éléments primordiaux, à savoir le récit et la galerie des personnages, commence à s’effacer dès la vingtième page; mais le lecteur n’en trouve pas moins de plaisir dans les éléments secondaires. Une comparaison, sans être très juste, suffit à révéler tous les secrets effrayants des petits hôtels délabrés de province. Il n’a rien à dire de l’âme féminine, mais c’est pour parler d’autant plus du corps des femmes, comme si l’âme ne lui servait que de prétexte pour représenter la réalité extérieure. La lecture de ses livres nous initie à une véritable anthropologie; que de savantes dissertations sur le duvet du cou et du visage et sur les poils follets qui poussent autour de la bouche. Krúdy, ce lunatique du romantisme, est le seul prosa­teur galant de notre littérature; nul n’a perçu tant de beauté poi­gnante dans les eaux mortes des maisons de rendez-vous. Personne n’a évoqué le goût des plats avec un art si magistral, ni mieux saisi, à travers le boeuf bouilli d’un excellent restaurant ou une visite de Catherine Schratt à Pest, ce qu’il y avait de particulier dans la Mo­narchie. Par un excès de modestie ou de snobisme, Krúdy se nommait souvent „chroniqueur”; il n’en reste pas moins qu’il ne savait presque rien ni par documents écrits, ni par ouï-dire, sur l’aspect réel de la fin du siècle et du début du siècle nouveau. Mais il possédait d’excellentes informations sur les courses de Pest et de Baden; en même temps, il n’ignorait rien des légendes que les courtisanes racontaient, avec mille détails surajoutés,, sur l’archiduc Rodolphe. Je n’oserais recommander à personne de suivre son exemple; il ne pourrait être d’aucune utilité pour la pédagogie. C’est un monstre inquiétant, mais ravissant. Que personne n’essaie d’imiter la sinuosité de ses phrases, le choix raffiné de ses mots et les méandres touffus de ses. comparaisons. Ils n’ont pas leurs pareils et c’est là leur mérite.

 

(Miroir des Lettres Hongroises, 1947/1. /Printemps/ 8-11. p.)