Jules Krudy
Par ALEXANDRE MÁRAI
VERS la fin de sa vie, il
demeurait rue du Temple, dans une maison sans étage de cette petite rue de
Vieux-Bude1 dont les fenêtres
donnaient sur l’entrée d’une boîte de nuit des faubourgs. Pendant les heures
de la nuit, c’est là, dans ce café, que se donnaient rendez-vous les
maîtres-baigneurs, les masseurs, les jockeys et les petits bourgeois de Pest en
goguette. Le patron, vieux m’as-tu-vu raté, jouait quelquefois pour ses
clients, monté sur la minuscule estrade des musiciens où il chantait ses
propres chansons. C’est là, dans la première salle où de
vieux jockeys jouaient au billard, que Krudy aimait s’asseoir; accoudé sur le marbre
noir et rond de sa table, il sirotait son bock en regardant les joueurs. Il
aimait être seul, n’importe quelle compagnie l’eût gêné. Les
jockeys et les garçons de café connaissaient ses goûts et respectaient sa
solitude. Il restait ainsi pendant des heures, devant son verre de vin ou de
bière, sans jamais desserrer les lèvres. Mais il se plaisait
à assister aux querelles bruyantes et souvent brutales qui éclataient
après minuit entre deux clients pris de boisson. Au café, on connaissait
ces petits plaisirs du vieil écrivain et souvent, pour l’amuser, on organisait
des simulacres de disputes. C’est que, dans notre Vieux-Bude, on a encore du
respect pour la littérature.
Lorsque j’ai écrit mon roman sur
le cercle magique qui enferme le secret de son œuvre et de sa personne, j’allais
souvent à Vieux-Bude pour retrouver la scène où s’écoulèrent
ses dernières années. Aujourd’hui encore, Vieux-Bude n’a aucun contact
direct avec Budapest. Il a ses mœurs particulières, son
atmosphère, son existence propre. Les hommes y vivent encore dans de
vraies maisons séculaires, sans étage, peintes en jaune et soigneusement
entretenues. Chacun y possède sa cave où il conserve sa
choucroute et son vin, et les autochtones n’ont que dédain pour toute
espèce de romantisme. Le romantisme n’attire plus là que les
noceurs de Tabán et de la Ville d’Eau et les
faux écrivains qui croient que le monde doit s’adapter à leurs états d’âme
sentimentaux. L’homme de Vieux-Bude vit confortablement et connaît sa place
dans le monde. Notre poète se réfugiait dans cette épaisse réalité
comme l’enfant effrayé .du monde dans l’intimité de la maison paternelle. La
nuit, s’il rentrait de la ville, du monde des bistros, des rédactions et des
joueurs de cartes, il entrait toujours dans ce café, regardait les jockeys
caramboler ou les masseurs en venir aux mains, puis il rentrait à son
domicile après avoir bu quelques bocks. Dans la maison de la rue du
Temple, il vivait seul comme les saints ou les poètes. Son fils m’a dit
une fois en parlant de lui:
— Père était à la
fin aussi seul que Beethoven.
Dans cette solitude qui était
dense et qu’aucun désir ni passion ne pouvait troubler, il savait tout du monde
extérieur, comme les fauves au fond de leur antre. Il savait tout des habitudes
hongroises depuis Árpád jusqu’à nos jours. Il savait toujours qui était la plus récente
étoile de théâtre, quel poète mentait le plus effrontément dans ses
œuvres et dans les cafés, quel nouveau riche surgissait dans la ville et
à quelles futilités dépensait sa fortune tel rêveur fantasque du
passé. Il savait tout et il avait en tout deux costumes foncés, un habit,
quinze chemises de jour et quelques volumes de Jókai. En littérature aussi, il
savait à peu près tout, seulement il n’aimait pas en parler. Si l’on
a quelque sentiment de pudeur et qu’on soit vraiment bien né, on n’aime pas
trop parler des choses qui vous tiennent sérieusement au cœur.
Le grand public le considérait
comme le violoncelliste de certains états d’âme, comme un artiste un peu
étrange qui vivait en dehors des modes littéraires. Pendant sa vie, il n’était
jamais particulièrement populaire. Seule la secte des écrivains l’appréciait,
et les lecteurs qui s’entendent à l’art d’écrire aussi bien que les
meilleurs écrivains. Cette secte lisait avec vénération chaque ligne qui
sortait de l’atelier de ce solitaire. Il écrivait à l’encre violette, en
petits caractères serrés. Son écriture était régulière, rien n’y
trahissait à la surface le souci d’art et les luttes intimes dont ces
lignes devaient émaner. Après sa mort, pendant quelque temps, un silence
profond enveloppa son nom et ses livres. Mais, à travers ce silence, on
pouvait entendre d’abord timidement, puis de plus en plus clairement la musique
profonde de son œuvre. Car cette œuvre est tout imprégnée de musique
et ses histoires lâchement composées sont traversées de motifs musicaux qui s’y
répètent avec une douce ténacité. Krudy fut un écrivain étonnamment
conscient de son art. Il savait que la littérature est avant tout un message
céleste. La réalité est, d’un certain point de vue, affaire de statisticiens.
Et cet écrivain qui, mieux que ses contemporains, connaissait
fidèlement, cruellement la réalité de la vie humaine, les idées fixes et
erronées qui la rongent plus vite que les fièvres mortelles, l’amour, l’argent,
la nourriture, les secrets des maisons et des paysages hongrois, les habitudes
diverses des Slovaques, des Souabes, des Serbes et des Ruthènes, — cet
écrivain savait en même temps que la réalité ne devient complète
que si nous en cherchons la contenu musical. Cette musique muette rayonne dans
ses phrases comme l’électricité dans l’univers. Partout où l’on ouvre
ses livres, à chaque page, à chaque ligne, on est pris par ce
courant mystérieux. Tantôt, c’est l’étincelle de l’amour, tantôt la voix du
pluvieux automne hongrois à la façon d’un orchestre souterrain, tantôt
encore les cris joyeux de l’hiver. Ses figures profondément charnelles qui
révèlent avec l’indifférence et la bonhomie d’un carabin les secrets
misérables et sublimes de leurs guenilles, gardent cependant un mystère
du cœur que l’écrivain même est incapable d’exprimer. C’est alors qu’on
entend cette musique, le sens le plus profond de ses écrits. Souvent ses héros
mangent du paprika ou des saucisses bourrées d’ail et de foie en faisant la
cour à quelque grosse Dulcinée dans une auberge faubourienne; pourtant,
même dans les variantes les plus vulgaires de la vie, on entend résonner
autour d’eux cette rayonnante atmosphère de Krudy, une atmosphère
constamment féerique. Krudy a créé un univers particulier pour la vie et le
paysage hongrois: il a délivré le monde hongrois des lois de l’inertie et de la
pesanteur.
Ouvrons l’un quelconque de ses
livres et laissons-nous envahir doucement par cette musique inépuisable qui
vient de l’atelier secret de la conscience et de la mémoire. Les héros de
Krudy, le plus souvent, ont un air rêveur et lointain comme s’ils
portaient leur attention toujours ailleurs. Ils parlent de repas, de mets
fins, de fêtes, de leurs devoirs quotidiens, cependant que leur regard
évoque un souvenir dont le charme les tient à jamais. Chaque héros de
roman de Krudy garde au cœur un certain secret. Je ne connais pas d’écrivain
qui saisisse aussi sûrement la réalité; d’autre part personne, comme lui,
ne se moque aussi consciemment des lois de cette même réalité dès
qu’il s’agit de la vie plus profonde. Ses héros sont constamment en route entre
deux buts, entre deux villes, quelquefois seulement entre deux auberges. Ce
goût de l’éternel vagabondage est le résidu le plus clair de leur vie et
de leur romanesque. Ils vagabondent entre deux mondes, entre deux souvenirs, en
diligence, à pied, sur les nuages. D’un ton rauque, il demandent du vin
rouge à l’aubergiste du bord de la route, en gardant dans leur poche et
dans leur cœur l’horaire secret d’impossibles voyages. Ils errent
solitaires entre les deux rives de la vie et de la mort, avec un regard
lointain, absent, qui cherche toujours un souvenir.
Les visions de ce poète
présentent les figures et les paysages les plus nobles de la vie et de la
destinée hongroises. Ses héros, toujours en route, vont vers les buts
incompréhensibles de la vie, — car seul l’écrivain semble savoir que chaque
voyage mène vers la solitude. Us vont, ils vont, car ils portent dans
leur cœur la loi du changement, de l’aventure, du départ. Toutes les
occasions leur sont bonnes pour sortir de l’idylle vulgaire de ce qu’on appelle
la vie et pour aller vers les paysages- du désir et du souvenir. Seuls les
héros d’un vieux peuple chargé de souffrances savent si bien errer, comme s’ils
portaient dans leurs bagages tous les souvenirs d’une race et d’une idée. La
voix de l’enchanteur qui exprime si pudiquement et si mystérieusement le
sentiment vital de sa race, la voix de Krudy restera tant qu’il y aura des Hongrois
qui sauront écouter et se souvenir.
1
Vieux-Bude,
Tabán, Ville d'Eau : vieux quartiers
de Budapest, tous sur la rive droite du Danube.
(Nouvelle Revue de Hongrie, 1941/okt.
277-279. p.)