Jules Krúdy

(1878—1933)

Par ALADÁR SCHÖPFLIN

SUR SA TOMBE, les couronnes sont encore fraîches au moment où j’écris ces lignes. Il est décédé le 12 mai et sa mort a été facile; sa femme, le matin, l'a trouvé mort dans son lit. En apprenant la nouvelle de son décès, tout le monde a senti que la littérature hon­groise avait perdu en lui une de ses figures les plus étranges en même temps qu’un de ses talents les plus riches et les plus intéressants. Une source pure et abondante a tari d’où, pendant plus de trente ans, avait coulé sans cesse le breuvage sacré de l’art.

C’est du comitat Szabolcs, un coin caractéristique de la Hongrie, que Krúdy était venu à Budapest à l’âge de 22 ans, décidé à se faire écrivain. De sa terre natale, il emportait dans son âme tout un trésor de souvenirs: des plaines sablonneuses humectées par quelques ruis­seaux et quelques petits lacs où, à l’approche d’un landau léger avan­çant sans bruit sur le sable, un vol de canards sauvages, de cigognes et d’autres oiseaux s’élèvent effrayés ; des cannaies éclairées par la lune d’où sortent des voix mystérieuses faisant deviner que des êtres y vivent, cachés aux regards humains; de petites maisons de paysans dans des villages insignifiants, dont l’atmosphère étouffante couve d’étranges tragédies et tragicomédies d’amour; de vieux manoirs délabrés habites par des hommes extravagants et des femmes pâles qui souffrent en rêvant, les uns et les autres en butte aux manies et aux lubies qui les consument, assis autour d’une table qui ne manque jamais de vin, afin que les hommes puissent de temps en temps en lamper une gorgée. Dans ces gens, le passé vit d’une vie tenace: ils gardent dans le bahut fermé à cadenas la lettre de noblesse qui leur parle de la gloire ancienne de la famille; leurs conversations sont nantées par le souvenir de pères, de grands-pères, de veuves disparues, de vieilles demoiselles; ils savent par cœur la liste des propriétés que les générations précédentes ont gaspillées aux cartes, pour des femmes ou quelque autre passion; Te présent ne compte presque pas, il passe en un va-et-vient oiseux, en une rêverie inactive, d où ils ne sortent que quand la maison elle-même, le dernier lopin de terre sont mis à l’enchère. C’est de ce monde que Krudy a rapporté les souvenirs qu’il avait recueillis pendant son enfance: depuis, les ondes de la vie moderne ont submergé ces îles et créé à leur place un autre monde, économiquement florissant.

Mais Krúdy n’avait pas emporté seulement des souvenirs de la terre natale: il gardait aussi 1 attitude des enfants de sa région. Au cours de l’histoire, le sang des habitants hongrois de cette contrée fut fortement mêlé de sang slave, circonstance propre à expliquer le fait que ces Hongrois, tant seigneurs que paysans, dans leur tem­pérament, leurs formes de vie, leurs dispositions, diffèrent sensible­ment du reste du peuple hongrois habitant la Plaine. Un penchant à la rêverie et au mysticisme, une attitude d’hésitation vis-à-vis de la vie, une mollesse de la volonté contrebalancée par quelques élans rapsodiques et sauvages du tempérament, voilà quelques traits qui ne se trouvent guère chez les Hongrois de la Plaine, alors qu’ils sont fortement accusés chez ceux de la Nyírség, la province de Krúdy. L’écrivain a enveloppé ces traits du voile coloré du romantisme senti­mental, car il était romantique lui-même et voyait le monde non pas dans sa réalité, mais à travers le brouillard de la rêverie. Son roman­tisme était quelque chose de tout à fait individuel qu’il avait formé à son image, au moyen des données qu’il trouvait dans son âme. C’était le romantisme du souvenir, qui montre les choses du passé sous une clarté lunaire. Dans ce clair-obscur, les contours et les dimensions des objets se modifient, lés hommes et leurs affaires n’y passent que comme des fantômes flottant dans l’air au lieu de marcher sur la terre, et la réalité crue n’apparaît que par moments, comme en un éclair.

Cette lueur du romantisme tombe sur un monde étrange, tout à fait particulier, qui est entièrement la' création de Krúdy, et dont on ne trouve nulle part l’analogue. Dans ce monde, il ne paraît guère d’hommes normaux et quand il en passe un par hasard, il n’y est pas le bienvenu. Sur le front de tous ses habitants se voit une marque due à une passion ou à une souffrance. Ce ne sont que des originaux qui se sont séparés de la société des hommes quotidiens ou que leur milieu a vomis: des seigneurs sur le déclin qui, ne fût-ce que par le ton de leurs discours, tiennent à marquer l’ancien rang social d où l’amour, le jeu ou le vin les ont précipités; des grands seigneurs orgueilleux qui manifestent leur dédain à l’égard de la société bour­geoise par les formes bizarres de leur existence; des maniaques qui pendant toute une vie courent après une jupe, une fortune perdue, un espoir d’héritage ou une martingale permettant de gagner aux cartes à coup sur, des femmes de la bonne société, sensuelles; des prostituées sensibles qui trouvent la justification de leur destin dans une aventure sentimentale; des piliers d’estaminet qui en rêvant à de somptueuses tables d’hôtes de Paris ou de Monte-Carlo, avalent distraitement le sauté de veau malingre qu’on leur sert dans leur restaurant douteux et l’arrosent d’une piquette tempérée d’eau de Seltz; de vieux garçons de café, atteints de rhumatismes, qui servent leurs clients avec l’attitude pleine de compréhension des alcooliques; des cabaretières obèses qu’enflamment encore les compliments cour­tois de quelque client mal vêtu ou la beauté fraîche d’ün jeune homme netré par hasard; bref, toute une armée de ratés, de déraillés. Un code, un protocole et une morale spéciaux régnent dans ce monde.L’écrivain qui s’identifie avec sa création, se tient au milieu de ses créatures, sourit à leur vue mais d’un sourire voilé de mélancolie: il joue avec ses héros, il les aime et il les plaint en même temps. Tou­tes ces figures ont ceci de commun qu’elles ont toutes un passé et c’est ce passé qui intéresse l’artiste avant tout. A vrai dire, Krúdy a toujours vécu les yeux tournés vers le Disparu: il a écrit de nombreux volu­mes sur le passé hongrois, lointain, prochain et récent, surtout sur le monde des cent dernières années, non pas avec l’amour de la vérité d’un historien, mais avec le sentimentalisme de l’homme gui se sou­vient, qui transforme les faits pour les mettre en harmonie avec ses états dame.

Un homme solitaire, assis à la fenêtre au clair de lune, improvi­sant sur les cordes basses du violoncelle des fugues tendres, qui ne sont pas inscrites sur une partition, mais qui naissent d’après les capri­ces de son humeur et s’expriment selon les sautes de son imagination. C’est pourquoi il échappe à toute mesure de critique et à toute règle: car ce qu’il y a en lui de plus intéressant, c’est l'irrégulier, le fortuit, le direct, et cette pure voix basse et'sonore qu’on entend jusque dans ses écrits, comme si l’on écoutait prononcer des paroles. Ses ouvrages les plus importants, Les Voyages de Sinbad et La Diligence Rouge sont d’une beauté irrégulière tout aussi bien que ses nouvelles les plus courtes.

Sinbad, sous les traits de qui Jules Krúdy lui-même voyage à la recherche de son passé, est arrivé à la dernière, étape du voyage sentimental, là où, sa route s’achève. A cette dernière étape, il est accompagné par le regret de la littérature hongroise qui conservera le souvenir de ce voyageur étrange et solitaire.

 

(Nouvelle Revue de Hongrie, 1933/6. /juin/ 598-600. p.)