Revue

THE CRIMSON COACH by GYULA KRÚDY
Éditions Corvina, Budapest, 1968

L’œuvre de Gyula Krúdy (1878-1933) est l’une de ces œuvres à double face qui appartiennent à l’avenir en même temps qu’au passé. S’il est permis de voir dans cet écrivain un représentant tardif de l’école romantique, il est non moins vrai qu’à l’inverse d’un Oscar Wilde qui liquidait le romantisme en le profanant, Krúdy ne se contentait pas du refus du réalisme du XIXe siècle, mais allait plus loin en créant une prose très individuelle, et pourtant si proche du style expérimental d’un Proust, d’une Virginia Woolf ou des surréalistes. Ses récits appartiennent à ce genre littéraire auquel les Anglais ont donné le nom de « romance ». Henry James a découvert, chez les amateurs de ce genre, quelque ressemblance avec cet homme qui, après avoir lancé un ballon, laisse celui-ci flotter toujours plus haut dans le ciel pour couper au moment voulu la ficelle qui le rattachait à la terre. Pour assurer à ce procédé sa valeur artistique, il faut faire en sorte que le lecteur ne l’aperçoive pas.

Krúdy nous laisse toujours dans l’incertitude en ce qui concerne les liens par lesquels le monde imaginaire qu’il décrit est rattaché à la réalité. C’est peut-être en cela que réside son charme exceptionnel. Édouard Alvinczi, par exemple, le héros de la Diligence rouge (1913), semble être à première vue le dernier représentant d’un type de grands seigneurs qui appartient déjà au passé. Mais, ce type, a-t-il jamais existé? L’atmosphère chimérique qui l’entoure, donne-t-elle plutôt à penser que les manières et la philosophie de cet étrange personnage doivent leur existence, au moins en partie, à l’imagination de l’auteur, tout comme ces personnages de l’époque d’Edward que James a décrits dans ses derniers romans?

L’œuvre de Krúdy nous introduit dans un monde autonome qui a ses lois propres. Naturellement, on peut dire la même chose de l’œuvre d’un auteur si profondément différent de lui qu’est, par exemple, Faulkner. Dans un tel monde, les personnages suivent chacun son propre chemin et ne semblent entretenir aucun rapport avec leur milieu. Kázmér Rezeda — un des personnages favoris de Krúdy — jette des lettres d’amour par la fenêtre des femmes inconnues, et dont il ne fera jamais la connaissance, pendant qu’il fait sa promenade accoutumée dans les petites rues du château de Buda où il poursuit de longues conversations avec le spectre de quelque ancien roi. Le passé et le présent se confondent ici, le caractère des personnages et la description du milieu obéissent à des lois très individuelles, et tout est subordonné à la subjectivité d’un narrateur qui lui-même participe aux événements — ce qui veut dire que les efforts artistiques de Krúdy tendent à créer une certaine tonalité qui lui est particulière (et qui fait songer parmi les représentants du roman contemporain à un Robert Pinget). Pour avoir accès au monde de Krúdy, il faut être sensible aux petites nuances de cette tonalité.

M. Szegedy-Maszák

 

(Nouvelles Études Hongroises, 1969/70. Vol. 4/5. 294. p.)